Le Maître a dit : Yu, veux-tu que je t’apprenne ce que c’est que la connaissance ? Savoir ce que nous savons, savoir que nous ne savons pas ce que nous ne savons pas, c’est cela, la connaissance. (Analecta, II, 17).
Cette admirable pensée de Confucius a été insérée par Marguerite Yourcenar dans La Voix des choses, Gallimard, 1985, son recueil de textes qui au cours de sa vie lui ont servi de « provision de courage ».
Or, c’est ce ‘savoir’ confucéen, le seul vrai savoir, nous semble-t-il, qui est le mieux vécu, incarné, traduit par Montaigne2
Pour défendre ce point de vue il sera juste et bon d’étudier en respectant l’ordre chronologique la conception du savoir d’Érasme, de Montaigne et de Hooft. En effet, une telle approche fera découvrir que c’est précisément la nature du savoir érasmien qui explique sa transmission très partielle aux Essais de Montaigne et aux Nederlandsche Historiën de Hooft, et que c’est en revanche la conception du savoir de Montaigne qui a fortement marqué celle de Hooft.
La comparaison du Journal de voyage de Montaigne et des Lettres d’Érasme est un premier pas qui mène à cette découverte. Ce Journal nous montre à l’œuvre l’auteur des Essais. Il nous décrit en quelque sorte la mise en pratique de sa philosophie du savoir, alors que les Lettres d’Érasme révèlent avant tout un savant aux prises avec les événements politiques, scientifiques et religieux de son temps ainsi qu’avec ses problèmes intimes de religieux quelque peu malgré lui, qui, outre d’une santé délicate permanente, a souffert vers la fin de sa vie, comme Montaigne, de la pierre.
Le lecteur de ces Lettres y rencontre le moine amoureux de poésie, le jeune et studieux littérateur parisien, le prêtre-humaniste irénien, l’acteur involontaire dans le drame de la Réforme, l’infatigable philologue qui, très sensible, hélas, aux hommages rendus aux hommes de lettres “manie” trop souvent le qualificatif savant dont il gratifie un grand nombre de ses destinataires. Ce faisant il donne expression à une conception du savoir éloignée de celle de Montaigne, bien que sur certains points les deux humanistes se rapprochent l’un de l’autre.
En effet tous deux soulignent l’absurdité de toute guerre, expression de la cruauté humaine.
Érasme critique, par exemple, l’humeur belliqueuse du Pape Jules II en l’opposant à son successeur Léon X qu’il appelle – et l’ordre des qualificatifs est significatif – un homme savant, estimable et pieux.3
Le Journal de Montaigne contient un passage on ne peut plus représentatif de la modération de l’auteur. Son secrétaire relate comment le philosophe, le même jour, assiste successivement à la messe et à un culte protestant à la sortie duquel il confronte finement le pasteur à l’absurdité de l’opposition protestante aux images pieuses des églises catholiques.4
Le 1er avril 1506, âgé de 37 ans, Érasme (1469-1536) écrit à Servatius Rogerus : « Etant maintenant chaleureusement accueilli par les plus grands et les plus savants hommes de toute l’Angleterre, constatant que l’étude n’a pas de limites, qu’elle est infinie, j’ai décidé de me contenter de ma médiocrité et de m’appliquer à la méditation sur la mort et à la formation de ma personne. » ; ce que Montaigne plus tard formulera et réalisera avec plus de modestie et de simplicité.
La personne de l’écrivain est révélée par l’œuvre. Érasme exprime cette idée dans une lettre du 19 octobre 1519 au cardinal-archevêque de Mayence, Albert van Brandenburg,5 lettre qu’il lui envoie de Louvain où il n’a pu s’empêcher de se mêler aux disputes des théologiens, qui lui ont reproché de soutenir Luther. Érasme s’en défend en affirmant qu’ils n’ont qu’à lire ses ouvrages pour découvrir qui il est. Montaigne, moins ambitieux, s’étant tenu à l’écart des querelles religieuses proprement dites, traduit cette idée de la présence de l’auteur dans son œuvre d’une façon beaucoup plus générale tout au début de son essai Des livres : « ce sont icy mes fantasies, pas lesquelles je ne tasche point à donner à connoistre les choses, mais moy. » Bref, les deux écrivains insistent, bien que différemment, sur cette faculté expressive de la langue qui consiste à traduire de façon adéquate la pensée de l’être humain. Toutefois, Érasme, fervent philologue, croit fermement, comme Lorenzo Valla, dont il publia en 1505 les Annotationes, c’est-à-dire un commentaire sur le Nouveau Testament, que seule la philologie mène au mot juste, au mot pur, à la bonne intelligence du texte6, et que dans le travail d’interprétation le grammairien joue un rôle aussi important, voire plus important que le théologien. Montaigne, en revanche, et c’est une des idées directrices des Essais7, estime que la manière dont notre système de communication qu’est le langage se réalise dans la parole et l’écriture est imparfaite8 : « Nostre parler a ses foiblesses et ses defauts, comme tout le reste. La plus part des occasions des troubles du monde sont Grammairiennes. Nos procez ne naissent que du debat de l’interpretation des loix. … Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le doubte du sens de cette syllabe HOC ! » (éd. Pierre Villey, II, chap. 12, p. 527).
Néanmoins Montaigne croit à la possibilité, à la nécessité d’adapter une forme simple sans néologismes9 à un fond intelligible. Mais il n’en reste pas moins convaincu que cette harmonisation du fond et de la forme est une chose bien difficile : « la dissimilitude s’ingère d’elle mesme en nos ouvrages ; nul art ne peut arriver à la similitude » (De l’experience, III, 13, p. 1065).
Voilà pourquoi il ne lui paraît pas illicite de recourir à d’autres langues au moment où la faculté expressive du français se révèle insuffisante : « Que le Gascon y arrive, si le François n’y peut aller » (I, 26, p. 171), voire d’insérer dans son texte, telles quelles ou modifiées, des citations grecques ou latines qu’il juge traduire plus adéquatement sa pensée : « Je tors (= modifie) bien plus volontiers une bonne sentence pour la coudre sur moy, que je ne tors mon fil (= le fil de mon discours) pour l’aller querir » (I, 26, p.171).
Si, en effet le nombre de citations qui étoffent les Essais est très élevé, trois seulement ont été empruntées aux Adages d’Érasme. Or, coïncidence intéressante, toutes trois apparaissent dans des passages où Montaigne insiste sur la valeur très relative de la science et sur la nécessité de vivre simplement en soulignant la sagesse d’être conscient de « l’ignorance doctorale, qui vient après la science » (Des vaines subtilitez).
Tout d’abord celle figurant dans l’Apologie de Raymond Sebond à la page 496 : « il y a beaucoup de commodité à n’estre pas si advisé » (Sophocle, Ajax, 552). Cette citation y est insérée dans une enchaînement d’arguments qui aboutissent à l’expression de la conviction de Montaigne que : « comme la vie se rend par la simplicité plus plaisante (= agréable), elle s’en rend aussi plus innocente et meilleure. » … « Les simples, dit S. Paul et les ignorans s’eslevent et saisissent du ciel ; et nous, à tout (= avec) nostre sçavoir, nous plongeons aux abismes infernaux… » (p. 497) … (p. 500) : « C’est par l’entremise de nostre ignorance plus que de nostre science que nous sommes sçavans de ce divin sçavoir. »
Ensuite, dans Du Repentir (III, 2, p. 809), parlant de l’impossibilité, faute d’introspection intelligente, de se repentir d’un défaut qui depuis longtemps fait partie intégrante de notre être, il arrive à la conclusion qu’il est également impossible de juger tel être humain sur les apparences sous lesquelles il se présente, car « sa grandeur ne s’exerce pas en la grandeur», mais « en la mediocrité », c’est-à-dire dans l’intimité de sa maison où « c’est chose plus rare, plus difficile et moins remerquable de rire … aymer et … converser avec les siens et avec soymesme doucement et justement. » Or, c’est dans ce contexte qu’il ajoute : « Qui (= si l’on) m’eut faict veoir Erasme autrefois, il eust esté malaisé que je n’eusse prins pour adages et apophthegmes tout ce qu’il eust dict à son valet et à son hostesse ». Au moment de la rédaction de cet essai, devenu lui-même plus sage, il semble donc se demander si Érasme a été réellement en mesure de mettre en pratique dans sa vie de tous les jours la sagesse des préceptes formulés dans ses Adages érudits.
A cet égard l’emploi, dans De l’Art de conférer (III, 8, p. 929), de la deuxième citation empruntée aux Adages est très probablement porteur d’un sous-entendu quelque peu malicieux à l’intention d’Érasme. Parlant de l’impossibilité de connaître Dieu, affirmant que « le monde n’est qu’une escole d’inquisition », que c’est à cause de notre insuffisance que dans notre recherche de la Vérité « nous sommes sur la maniere non sur la matiere du dire », et que « nos raisons et nos arguments es matieres controverses (= dans les matières à discussion) sont ordinerement contournables vers nous (= peuvent se retourner contre nous) », et que « nous enferrons (= nous nous enferrons) de nos armes », il termine son paragraphe par deux courtes phrases, dont la seconde est complétée par une petite proposition adjective qui constitue une pointe : « Dequoy l’ancienneté m’a laissé assez de graves exemples. Ce fut ingenieusement bien dict et tres à propos par celuy qui l’inventa :10 Stercus cuique suum bene olet » (= Chacun aime l’odeur de son fumier).11 Ne tient-il pas à souligner sous cette forme lapidaire que l’honneur de l’invention ne revient pas à Érasme ? Ainsi refuserait-il à Érasme l’intelligence, le savoir de cette introspection, autrement dit, lui attribuerait-il seulement la transmission de l’adage, c’est-à-dire la diligence de la trouvaille philologique.
Finalement dans De l’expérience, dont les pages 1067-1069 clouent précisément au pilori le travail obscurissant des commentateurs de textes, Montaigne intercale sa dernière citation empruntée aux Adages : Mus in pice (= une souris dans de la poix, = plus elle fait d’efforts plus elle s’enfonce). Cette citation n’a donc d’autre fonction que de rabaisser davantage les mérites de la philologie à laquelle Érasme a voué sa vie. Montaigne, dans ce passage, y porte encore un dernier coup en disant : « Tout fourmille de commentaires ; d’auteurs, il en est grand cherté (= disette). Le principal et plus fameux sçavoir de nos siecles, est-ce pas sçavoir entendre les sçavans ? Est-ce pas la fin commune et derniere de touts estudes ? »
Bref, ces commentaires, dont ceux d’Érasme, ne transmettent pas la connaissance, le savoir, mais « dissipent la vérité et la rompent » (p. 1067). Le recueil d’Adages d’Érasme serait plutôt « sur la maniere, non sur la matiere du dire ».
Si Hooft, homme de la Renaissance, humaniste chrétien tolérant, s’est consacré assidûment, lui aussi, parfois à travers Montaigne, à l’étude des sources classiques, philosophiques et politiques, il s’en est très vite approprié l’indispensable faculté de l’introspection, l’intelligence de ce qui se cache derrière les événements auxquels il assiste, et surtout de ce qui est susceptible de lui assurer quelque paix dans l’âme.
En effet, imprégné de la sagesse formulée avec modestie par Montaigne entre autres dans De l’experience (III, 13, p. 1073) : « De l’experience que j’ay de moy, je trouve assez dequoy me faire sage, si j’estoy bon escholier. », Hooft, à la fin de l’acte V de sa première pièce de théâtre Achille et Polyxène (écrite en 1598 à l’âge de 18 ans !), pièce qui est en quelque sorte un miroir qu’il tend au Prince, Maurice de Nassau, fait dire au chœur : « La paix est en vous-même »12. Il lui recommande de communiquer cette paix à ses sujets en ne pensant qu’à leur bien-être engendré surtout par la coexistence paisible de plusieurs religions à laquelle il pourrait contribuer en usant de modération.
Personne n’ignore que dans De la coustume et de ne changer aisément une loye receüe (I, 23) Montaigne, parlant des affreuses guerres de religion, exprime son grand respect des lois civiles et surtout des lois divines : « … me semblant tres-inique de vouloir sousmettre les constitutions et observances publiques et immobiles à l’instabilité d’une privée fantasie (= la raison privée n’a qu’une jurisdiction privée) et entreprendre sur les lois divines ce que nulle police (= gouvernement) ne supporteroit aux civiles … » (p. 121) « Est-il quelque pire espece de vices, que ceux qui choquent la propre conscience et naturelle cognoissance ?13 » (p. 120) Le protestantisme s’en est rendu coupable, dit Montaigne, en citant ensuite le « merveilleux exemple14 que nous a laissée la sapience divine, qui, pour establir le salut du genre humain … ne l’a voulu faire qu’à la mercy (= faveur) de nostre ordre politique ; et a soubmis son progrez … à l’aveuglement et injustice de nos observations (= coutumes) et usances ».
Il est hors de doute15 que ces remarquables pages de Montaigne sont à l’origine des vers, à la fois splendides et concis, que, dans sa pièce Geraerdt van Velsen (1613), Hooft a mis dans les bouches des Amstellandtsche Jofferen (= les demoiselles d’Amstelland) : « Et Floris (V) a agi contre les lois que nous a données le Ciel, et que Nature a profondément gravées dans notre raison raisonnable. Ce faisant il a troublé la paix dans notre pays, et immodestement anéanti la vie de notre âme, c’est-à-dire notre raison. »16 (traduction littérale).
Ainsi, Montaigne, qui a distingué l’érudition à l’érasmienne de la « naturelle cognoissance », a-t-il surtout voulu transmettre à ses lecteurs la conscience de cette « naturelle cognoissance ».
C’est ce qui nous ramène logiquement à la sagesse confucéenne présentée au début de cette communication.
Chacune de ses deux composantes se prête à deux interpretations.
« Savoir ce que nous savons » :
1(a) : s’acquérir toutes les connaissances humaines possibles ;
1(b) : se rendre compte que toutes les connaissances humaines sont relatives.
« Savoir que nous ne savons pas ce que nous ne savons pas » :
2(a) : savoir que nous ne sommes pas en mesure d’appréhender l’essence du mystère de tout ce qui est ;
2(b) : savoir que nous sommes des êtres orgueilleux, que le vrai savoir est la sage acceptation de notre ignorance (doctorale)17.
Érasme, par le biais de ses vastes connaissances philologiques, a tout juste permis à Montaigne, qui, lui, s’instruit souvent plus « par fuite que par suite », d’élaborer un peu plus sa langue de ‘philosophe-non-érudit’, et de transmettre ainsi un peu mieux au dramaturge Hooft, « bon escholier », les fondements de la « naturelle cognoissance ».
W.J.A.BOTS
1) Pieter Cornelisz Hooft (1581-1647), poète, dramaturge et historien. Cf. W.J.A. Bots, La première réception de Montaigne aux Pays-Bas, Actes du colloque international de Bordeaux (1992) : Montaigne et l’Europe, p. 127-138; W.J.A. Bots, Montaigne, Henri IV, Marguerite de Valois… et l’expression de la modération, de la fermeté et de la tolérance, Actes du colloque international, Bordeaux, 1995, p. 235-244.
2) La phrase empruntée à une lettre que Marguerite Yourcenar m’a adressée le 4 juin 1984 le confirme : « Le plus grand écrivain français, à mon sens, c’est lui. »
3) Cf. sa lettre du 29 octobre 1511 adressée à John Colet et celle du 14 mars 1514 adressée à Antonius van Bergen.
4) Cf. W.J.A. Bots, Montaigne ou l’univers littéraire d’un voyageur malade, Actes du congrès international de Thessalonique, 1992, Paris, Champion, 1995.
5) « Beaucoup de ceux qui participent à ces querelles se sont révélés dans leurs ouvrages. Il n’y a pas de miroir qui réfléchisse mieux l’image de leur esprit et de leur vie. »
6) Cf. sa lettre, envoyée de Paris en mars 1505, à Christopher Fisher.
7) Cf. W.J.A. Bots, Montaigne et l’écriture, l’écriture de Montaigne, dans Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, tome XLV, 1982, p. 302.
8) En matière de médecine les deux philosophes sont également sceptiques. Le 30-5-1517 Érasme écrit à Thomas More : « Je me portais à merveille. Malheureusement mon médecin a eu la mauvaise idée de me prescrire des pilules, que moi, j’ai eu la bêtise d’avaler, pour la purgation de la vésicule biliaire. »
9) Cf. W.J.A. Bots, note 7, p. 305-306.
10) C’est moi qui mets en italique.
11) Pierre Villey note que dans les Adages, III, 4, 2 on lit : « suus cuique crepitus bene olet »
12) « De rust leyt in u selven. »
13) C’est moi qui mets en italique.
14) Celui de Jesus-Christ.
15) Cf. note 1 : articles cités.
16)
« En Floris heeft gehandeld tegen de wetten
Die ons den Hemel gaf, en die Nature setten
Met diepe letters deed in ’t redelijck verstand,
En heeft daerdoor s’landts rust gesteurt,
En verdelghet met onbescheid
Het leven van de ziel, dat is de red’lijckheit. »
17) Cf. Des vaines subtilitez, I, 54, p. 312 (éd. Pierre Villey).